» J’ai été disciplinaire au fort d’Aiton « 

Quand Guantanamo prenait ses quartiers aux portes de la Maurienne, entre la fin de la Guerre d’Algérie et Mai 68…

Les éditions Cabédita viennent de faire paraître «  J’ai été disciplinaire au fort d’Aiton », un témoignage d’Arsène Altemeyer, qui bénéficie de la mise en contexte de l’historien Jean-Marc Villermet. L’ouvrage apporte un focus sur un épisode méconnu du fort militaire d’Aito, en Maurienne, à la fin des années 60.

Musée Croix Rouge à Genève. A. Altmeyer et JM Villermet. Tous droits réservés.

Voilà un ouvrage qui correspond à une surprise, ou disons, à un fait peu connu, et surtout peu médiatisé. Peu de gens savent probablement que la Savoie a été l’héritière récente et « active » des bagnes de Cayenne et d’Afrique du Nord, en proposant des activités d’esclavage et d’asservissement psychologique au XXe siècle, jusque dans les années 1970, à l’entrée de la Maurienne. Si de tels bagnes ont existé autrefois en France, dans les territoires « en marge » comme à Toulon, à Oléron, par exemple, c’est bien parce que les colonies étaient menacées à partir de 1962.

Les activités « rapatriées » subsistaient dans des camps au Sahara, avec un transfert documenté, jusqu’au discret fort d’Aiton, en Savoie. Rapatriement sans doute de quelques internés ou « disciplinaires », pour reprendre le terme administratif militaire. Sans doute aussi rapatriement d’équipes d’encadrement et leur savoir-faire aux méthodes a minima musclées et assez inhumaines. En effet, le témoignage qui nous en est livré ici comporte quelques suggestions glaçantes, pour ceux qui, aujourd’hui, s’indignent de lieux de privation comme Guantanamo. En faisant un parallèle avec l’univers concentrationnaire, l’ouvrage suggère que cette expérience de la seconde guerre mondiale, loin d’avoir philosophiquement prohibée l’existence d’un lieu secret, avait permis « d’apprendre » aux équipes d’encadrement les manœuvres de trois compagnies de personnes internées à cette période, sous la garde de féroces bergers allemands, menées sur des chants nazis diffusés par haut-parleurs auxquels on avait simplement adapté des paroles françaises.

Ces services d’exception, qui prenait le relais des camps d’Algérie (le bagne de Cayenne étant officiellement fermé depuis 1938), consistait dans une activité d’esclavage ou de travail forcé avec la réalisation d’aménagements dans le village même d’Aiton. Par exemple au cimetière et pour la construction d’une maison dans le village pour un des officier, mais sans doute aussi des actions de terrassement à l’époque ou les montagnes de la vallée s’ouvrent au début du tourisme. Le travail pouvait aussi prendre aussi un côté plus absurde avec des corvées à refaire (rochers déplacés et remis à leur place le lendemain avec une pelle mécanique, ou alors charges lourdes portées à côté du camion qui avance sur le même trajet…). Ce qui est intéressant c’est le cadre qui correspond aux plus abstraits des paysages de Dino Buzzati avec un fort en pleine montagne qui alterne des murailles grises et brutes, des souterrains bétonnés aux armoires métalliques et ampoules nues, une esplanades disproportionnée donnant sur le vide, des corvées en pleine montagne au contact des cailloux et rochers, des gardes cruels qui n’hésitent pas à lâcher leur chien sur des disciplinaires épuisés sur des chemins escarpés.

A ces conditions objectives s’ajoutent des mauvais traitements physiques et psychologiques, y compris des réveils de nuits, des gestions par groupes, et des obligations de dénoncer des coupables, des mises à l’isolement destructrices.

Preuve de l’efficacité du système, malgré la situation métropolitaine, aucune évasion en 10 ans ne « trahit » l’endroit durant son activité entre 1962 et 1972. D’ailleurs, le village d’Aiton, qui semble profiter indirectement lors des approvisionnements de la présence du fort, ne participe pas à sa disparition. Au contraire, ce dernier semble un relais vigilant efficace, pour guetter et dénoncer, la présence éventuelle de ces « dangereux » pensionnaires, ou la présence de témoins gênants. L’ exemple démontre l’expérience de l’un des auteurs qui avait voulu réaliser un reportage dans les années 70, qui provoque assez rapidement, et malgré les précautions, l’arrivée des gendarmes. Il n’y aura pas non plus de « victimes évidentes » à la fermeture officielle de la compagnie à l’insigne de scorpion, et c’est une succession de circonstance étrange qui donne lieu à cette publication qui n’était pourtant pas sans antécédents. Jean-Marc Villermet dans la 2e partie du livre contextualise avec prudence les événements qui ont fait l’objet de différents reportages suite aux événements de Mai 68, et différentes alerte dans des milieux militants.

En effet, l’armée, soucieuse, à la fois de ne pas paraître agir tout de suite, mais aussi d’étouffer le scandale « transformant » l’unité en 1972, date aussi de déc ès lors d’un accident de la route du bourreau principal d’Arsène Altemeyer, auteur et témoin principal de l’ouvrage.

L’aventure arrivée à ce dernier est assez rocambolesque. Pour faire vite encore, disons qu’il n’était pas la bonne personne au bon endroit. Comédien, écrivain et dessinateur – il mènera d’ailleurs une carrière honorable par la suite – celui-ci se trouve au moment des « événements » en Province et à effectuer son service militaire comme chauffeur à Besançon au service d’un colonel particulièrement conservateur. Ce qui au départ n’aurait pu apparaître comme un acte de bravade et potache (Arsène Altemeyer emprunte l’uniforme du colonel, et, avec la complicité de deux appelés, procède à une revue au nom d’un colonel imaginaire la troupe des gendarmes locaux), va conduire à une sur-réaction dudit colonel et de la cour disciplinaire plutôt habituée à gérer des déserteurs issus de très bonne famille. Arsène Altemeyer sera affecté momentanément au bagne d’Aiton, rapatrié donc d’Afrique du Nord et à ses « briseurs d’hommes », visiblement peu habitués à recevoir des pensionnaires de courte durée au point qu’on obligera Altemeyer à signer une décharge au regard des traitements subis. Peu après la sortie d’Altemeyer, un processus est déjà en œuvre via les canaux de journalisme pour demander la fermeture du site, en utilisant, à son corps défendant, semble t-il, des extraits de son témoignage manuscrit. En effet, celui-ci, pour faciliter la résilience de cette période extrêmement dure, procède de deux manières :

Il réalise tout d’abord un manuscrit très précis sur l’expérience de sa détention. Il insiste, notamment, sur cette capacité à rester auprès de ses camarades qui doivent capter les indices d’organisation, pressentir l’humeur des « petits-cadres », essayer de conserver une solidarité de groupe. Il est frappé des tonalités de voix, « comme des robots », de ses condisciples qui en dévoilent le moins possible. Ce manuscrit, mis au propre à la machine avec un ami greffier donne l’espoir un temps à Altemeyer qu’il pourrait devenir un sujet de scénario, avant d’être oublié. C’est ce manuscrit, amputé de quelques pages, que retrouve, par hasard, à l’occasion d’une enchère, l’historien Jean-Marc Villermet. Alors que ce dernier est lui-même très impliqué dans de nombreuses actions de la région, il découvre l’existence du bagne, le contexte, et réussit à faire préempter ce texte de plus de 400 pages par les archives départementales. C’est ce manuscrit ou plutôt des extraits, y compris des illustrations de l’auteur, qui constitue le corps du livre.

Parallèlement, Arsene Altemeyer qui a le sentiment que seule des images, comme en 1945, peuvent alerter l’opinion, réunit une équipe en 1972. Cette dernière part filmer discrètement, pendant quelques jours, le fort et ses activités, en prenant le soin de poster chaque jour les bobines pour ne pas risquer la confiscation. Et au soir du dernier jour, les gendarmes interceptent l’équipe sans trouver les films. Le dernier chapitre d’Altemeyer raconte cet épisode, et le sentiment mitigé qui l’accompagne, les bobines non interceptées n’ayant jamais non plus été exploitées par la suite. A cet époque, commencent déjà les investigations des journalistes qui obtiendront la peau de l’institution sans jamais avoir exploré l’intérieur. La façon un peu désinvolte dont les compagnons d’Altemeyer prennent l’aventure, et le jeu du chat et la souris avec les gendarmes montre aussi le décalage qu’il pouvait y avoir entre sa propre expérience et les soutiens antimilitaristes et engagés qu’il a pu recevoir.

Jean-Marc Villermet, à juste titre, parle de témoignages très important et reste très prudent sur la description de l’époque. Il existe peu d’autres sources, même si Altemeyer mentionne d’autres disciplinaires revenus par la suite, notamment auprès des édiles d’Aiton ou du curé pour essayer de « comprendre ». Il n’y a pas vraiment de bilans précis du nombre d’internés, ou de victimes avérées, même si Jean-Marc Villermet suggère d’évidents soins pour des tentatives de suicides, y compris de la part de prévenus, pour ne pas y retourner. Les archives militaires dispersées semblent muettes ou inaccessibles.

Par bien des aspects, l’étendue du grief ou du crime commis semble difficile à circonscrire, mais Altemeyer avance bien le thème de la torture et du crime contre l’humanité. Au delà de ce monde ancien, celui aussi d’un service militaire en rupture avec les jeunes générations au moment de mai 68 et après la guerre d’Algérie, il est intéressant de voir comment le fort s’est inscrit dans une région où il n’a pas fait parlé de lui et où il n’a pas fait de vague. En résonance avec une région, où on ne parle pas beaucoup, les changements se sont fait avec de discrètes modifications de noms, de sigles et aujourd’hui l’existence à Aiton d’un centre pénitentiaire (connu pour sa tentative d’évasion par hélicoptère, et complètement distinct du fonctionnement du fort militaire) achève sans doute de dédouaner les esprits du souvenir de cette période, malgré la couverture médiatique et contre-médiatique (par exemple les disciplinaires sont éloignés du fort lors d’un passage voisin du Tour de France pour ne pas forcer la curiosité de journalistes) qu’il y a pu y avoir à l’époque.

La distance dans le temps, le changement d’époque et le caractère atypique de ce témoignage, jette à nouveau une lumière sur cette épisode que l’on semble redécouvrir. Pas sûr que le territoire parvienne si facilement à s’approprier cette Histoire, malgré les limites et les grands enjeux sur la liberté et la condition d’humanité auxquels il renvoie. Curieuse façon ainsi qu’a la Savoie de se trouver reliée à l’Afrique et la décolonisation, au lieux de réflexions les plus poussés de la perte d’humanité de l’après-guerre. La Savoie se croit casanière et un peu à l’écart, alors qu’elle côtoie sans doute, de beaucoup plus près que l’on ne le pense, les vicissitudes du monde. D’ailleurs, parmi les férus d’histoire locale, combien savent que sur l’autre flanc de la vallée, à quelques encablures à peine, au gré des passages des nombreuses européennes, à Miolans, a aussi été incarcéré le Marquis de Sade (mais lui a réussi à s’évader de son propre chef avant de vaquer à ses autres aventures).

« J’ai été disciplinaire au fort d’Aiton », Arsene Altemeyer, Jean-Marc villermet, éditions Cabétia, 2019