Je suis quelqu’un est le premier roman d’Aminata Aidara, et c’est à ce titre que l’occasion est donnée de la croiser au festival du premier roman de Chambéry.
Je suis quelqu’un propose, a priori, une histoire assez particulière. Sans savoir au préalable la part d’autobiographie qu’elle contient, les premières pages nous gratifient d’un arbre généalogique pour nous repérer, et bien savoir qui est qui. Sans dévoiler l’intrigue, et puisque cela apparaît rapidement, figurant sur la 4ème de couverture, le roman évoque un secret de famille, ainsi qu’une question de construction autour de cet épisode. Néanmoins, le roman d’Aminata Aïdara dépasse cette contingence, puisque cette histoire familiale, qui donne notamment la parole à une mère, Penda, et sa fille Estelle, au-delà d’un ancrage géographique entre Paris et Dakar, au Sénégal, me parle tout autant avec mes connaissance de l’univers caraïbéen.
Aminata Aidara, qui, comme l’un des personnage du roman, a des racines italiennes, n’est pas la première écrivaine à s’intéresser à l’écriture, et l’Afrique, et d’autres se sont frottées à la question de la filiation et de l’identité. Difficile aussi de ne pas aller trop loin pour ne pas dévoiler la trame du livre. Au delà des qualités du livre et de son écriture, voilà quelques éléments qui m’ont frappé dans cette écriture très féminine. En effet, le cadre familial décrit est celui d’une mère venue en métropole s’échapper de son riche mari, avec un amant inconstant, pas suffisamment fiable pour élever ses quatre filles au caractère bien différents, mais qui se voient facilement, échangent tour à tour.
La narration prend tour à tour le point de vue d’Estelle et de sa mère, mais utilise aussi volontiers le biais de lettres, mails, journaux intimes, brouillon de dissertation ou même les messages téléphoniques, pour se construire peu à peu avec les indices ou petits éléments à disposition des personnages.
Et voici ce qui est frappant : dans cette culture que l’on dit d’abord ancestrale et orale, on écrit beaucoup, on laisse beaucoup de traces, parfois et même souvent sans réponses. Les rares discussions sont plutôt des rapports de forces, des reproches, des questions un peu incomprises ou des promesses dont la poésie supplémente une assurance sur le réel immédiat. Ce vaste ensemble d’indices dessine une sorte de puzzle dont chacun n’aurait qu’un fragment, au regard d’un temps et d’une quête nécessaire pour reconstruire un paysage global.
Or, dans ce paysage où l’on ne communique pas comme il faut ou de façon indirecte, chacun parvient toutefois à trouver son équilibre, mais en se dessinant une personnalité très différente. Chacune des sœurs se construit ainsi son propre univers original, qui élude ainsi l’idée de comparaison. Entre contrainte et liberté, cela dessine l’espace de liberté de chacun qui pour l’autre est aux marges de ses centres d’intérêts, soit par l’éloignement, soit en infiltrant des classes sociales qui ne se croiseront pas. Et le hasard ne vient pas au secours des personnages. Pas de rencontre fortuite mais des indices bels et bien délivrés pas à pas au cours de l’histoire. Cette réalité n’est pas fantasmés et s’observe (et se vérifie) lorsque l’on est un observateur attentif par exemple de la société même antillais. Cela pose d’intenses questions sur la façon dont l’identité se transmet par les femmes de sorte que chacune tienne à trouver sa place, sans comparaison avec les autres.
Et de façon remarquable là encore, au sein de cet univers, les hommes semblent perdus, battent en retraite et n’ont pas le beau rôle. S’il y a finalement matière à sauver certains d’entre eux, le déroulement des choses semblent se faire sans eux, et dans la narration, lorsqu’ils remettront des éléments du puzzle, c’est presque malgré eux, à leur corps défendant.
On parlerait presque de féminisme actif si, sur le fond, n’agissait pas, à la base, un secret de famille, qui engage profondément cet équilibre : un secret qui nourrit la force et l’architecture de ces femmes, avivées pour construire sans savoir. De tels secrets sont peut-être plus fréquents qu’on ne le croit, et il faut croire que les femmes trompées ou leurrées, doit-on dire, développent des facultés décuplées pour développer leur famille, et, à la génération suivante, chez les filles, pour rendre hommage à la force alors instillée par leur mère.
Le dernier élément frappant est que l’explication de ce secret, auquel on voudrait trouver une intention malveillante, s’abrite derrière les traditions, qui veulent bien faire et ne voient pas le mal. Ce roman traite exactement de cette déchirure, du passage de la tradition de toute la famille aux destins modernes, qui doivent affronter le monde, et qui, chez les femmes, transmute en une énergie infiniment motrice le manque d’information initial qui a été donné. Reste après à gérer les sursauts que ces situations provoquent, en conservant de grandes relations de tendresse et en espérant que les hommes, ces pauvres créatures du paysage, parviennent eux-aussi à trouver leur place dans ce monde bigarré, cosmopolite, qui surajoute tous ses aléas de préjugés et de contraintes sociales (le coup intempestif de matraque policière ou les découvertes des paradis artificiels trouvent aussi leur place dans le livre). Je suis quelqu’un est un roman de construction plus qu’un roman social. A travers différentes figures romanesques, il témoigne sans doute d’une étape importante pour plus d’une femme de notre génération.